Longtemps considéré comme un marronnier – un sujet qui fait parler de lui par intermittence avant de disparaître des radars – le saké japonais est en train de s’imposer dans le monde de la gastronomie internationale, en particulier en France.
Des chiffres d’exportation de saké en constante évolution, des brasseries artisanales qui émergent hors du Japon, une reconnaissance officielle par l’UNESCO… Rien ne semble freiner la marche en avant de la boisson des dieux… pardon, des kami.
Alors, véritable vague de fond ou simple mousse de bain ? Pour y voir plus clair, partons explorer le marché du saké, à travers les chiffres, les tendances, et quelques surprises fermentées.
Le Saké dans le monde : une évolution qui cache une forêt de complexité.
Une production en berne
Avant de zoomer sur le marché international et l’export de saké, commençons par quelques chiffres et tendances générales concernant le saké au Japon.
Premier constat : (presque) tout va mal.
On ne parle pas ici de l’état du monde – même si là aussi, il y aurait des choses à dire – restons concentrés sur la boisson traditionnelle japonaise qu’est le saké.
La consommation de saké est en chute libre au Japon : on est passé de 70 litres consommés par habitant en 1817 (pic historique) à environ 4 litres aujourd’hui.
Si le ministère de la Santé – et l’être humain en général – ne s’en portent pas plus mal, c’est une autre histoire pour le monde du saké… et, à fortiori, pour le ministère des Finances, chargé de collecter les taxes.
Et rien ne semble annoncer une glorieuse remontada : la consommation des jeunes a baissé de 65 % en moins de 40 ans (1).
À tel point que, en 2022, ce même ministère des Finances lança un appel à idées auprès du grand public pour relancer la consommation d’alcool chez les jeunes au Japon.
« Sake Viva ! » (Sake Biba !), tel est le nom de cette campagne controversée, qui suscita un tir nourri de critiques de la part des professionnels de santé… et qui, jusqu’à présent, n’a eu que peu d’effets.
Fort logiquement, la production de saké au Japon suit la tendance : après avoir grimpé de 440 000 kl en 1876 à 1,8 million de kilolitres en 1973 (pic de production), elle a chuté d’environ 86 % depuis. (2)
Le nombre de sakagura (brasseries de saké) en subit les conséquences : on comptait environ 30 000 producteurs en 1875 ; ils ne sont plus qu’environ 1 100 aujourd’hui à être réellement actifs. Parmi eux, la moitié seraient déficitaires ou ne dégageraient que des marges minimes…
Les grands gagnants : les junmai ginjo
Pour autant, tout n’est pas dépourvu d’espoir.
Même si les chiffres généraux sont à tendance baissière – voire chutière, si le mot existait – un zoom sur certaines catégories de saké permet d’y reprendre goût.
Les sakés industriels et ceux avec ajout d’alcool connaissent des temps difficiles. La production de honjozo (sakés « premium » contenant une petite quantité d’alcool distillé ajoutée après fermentation) a chuté de 90 % entre 1993 – pic de cette catégorie avec 223 000 kl produits – et 2024.
Mais les junmai (sakés purs sans ajout d’alcool) et surtout les junmai ginjo (sakés purs élaborés à partir de riz fortement poli) résistent à l’hécatombe.
La production de junmai a bien diminué de 34 % entre 1996 et 2024, atteignant 46 000 kl l’an dernier, mais la courbe tend à se redresser, et les tendances de fond incitent à l’optimisme.
Quant aux junmai ginjo, ils affichent une progression spectaculaire : de 7 000 kl en 1988 à 51 000 kl en 2024, soit une hausse de plus de 600% !
Une histoire de reconstruction (et de qualité sacrifiée)
L’une des raisons principales de cette différence de traitement est historique.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le Japon est en ruines. S’ensuivent des années de reconstruction, d’industrialisation, de restructuration massive. En moins de 30 ans, le pays devient la deuxième puissance économique mondiale : un exploit sans précédent.
Le saké suit cette course effrénée à la productivité. Il faut abreuver anciens combattants et ouvriers, assurer un apport calorique aux plus pauvres (3), et accompagner l’esprit de remobilisation du pays. Tout cela… au détriment de la qualité.
D’énormes volumes de saké sont brassés. Les grandes sakagura (brasseries à saké) vont jusqu’à racheter les cuves des plus petites pour répondre à la demande. Les mélanges deviennent monnaie courante, l’ajout d’alcool distillé aussi – le riz, rationné, servant d’abord à nourrir la population.
Résultat : la production et la consommation augmentent, mais la qualité ne suit pas… Cela a terni l’image du saké pendant plusieurs décennies, au profit de la bière qui devient la boisson préférée des Japonais dans les années 60 et d'autres boissons alcoolisées. Une génération entière de consommateurs de saké est ainsi sacrifiée.
À partir des années 1990, que le saké artisanal de qualité fait son retour via des établissements spécialisés. Les junmai réapparaissent, les ginjo contribuent à restaurer l’image du saké… Et ce mouvement se prolonge encore aujourd’hui.
Le marché du saké à l’export : moteur de croissance
Des exportations de saké en forte hausse
À défaut d’être tiré par la demande intérieure, le marché international du saké affiche une santé éclatante.
En 2024, 80 pays importent du saké – un record. 31 000 kl sont exportés, représentant une valeur de 43 milliards de yens (environ 266 millions d’euros).
Cela représente une progression de 90 % en volume et de 277 % en valeur en dix ans ! (4) Le prix moyen d’une bouteille de saké exportée (72 cl) a lui aussi doublé, passant de 468 ¥ à 1 013 ¥ en 2023 – un record là encore. Ces chiffres confirment que le saké devient un produit qui monte en gamme et propose aujourd’hui du très haut de gamme, recherché sur les marchés étrangers.
Et le gouvernement japonais ne lésine pas sur les moyens :
- octroi de licences spécifiques pour les brasseries dont la production est uniquement dédié à l’exportation de saké,
- des campagnes de promotion du saké japonais à l’international
- budgets alloués à chaque préfecture pour soutenir les producteurs
- événements…
- cerise sur le gâteau de riz : le nihonshu (saké japonais) a été inscrit au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO en 2024.
Le saké se répand à travers le monde et le mouvement s’accélère. Même si la crise du Covid, le ralentissement économique chinois ou la gestion des stocks aux États-Unis ont ralenti l’élan, la tendance mondiale reste fortement positive. Du moins jusqu’à aujourd’hui…car avec Trump, on ne jure plus de rien.
Cela se traduit en chiffres : le pourcentage de la production dédiée à l’export grimpe lentement mais sûrement : 3 % en 2016, 10 % en 2024. C’est encore loin des 40 % pour le vin français… Mais le potentiel est bel et bien là.
Le saké made in France (et ailleurs) : une production mondiale en essor
Une implantation croissante des brasseries de saké
Autre signe encourageant : la production de saké en dehors du Japon se développe à un rythme qui s’intensifie.
Bien implanté aux États-Unis – pays pionnier accueillant à la fois les succursales de grandes brasseries japonaises et des brasseries artisanales indépendantes – le phénomène gagne aujourd’hui les cinq continents et l’Europe rattrape petit à petit son retard.
On distingue aujourd’hui trois formes d’implantation à l’international :
- Des sakagura japonaises qui ouvrent des branches locales (surtout aux États-Unis) : Ozeki (1979), Takara Shuzo (1983), Gekkeikan (1989), Dassai (2023)…
- Des producteurs d’alcool locaux qui se diversifient, comme le brasseur de bière norvégien Nøgne, pionnier européen du saké depuis 2003, qui a toutefois stoppé sa production.
- Des brasseries artisanales créées ex nihilo, entièrement dédiées au saké : c’est le cas des Larmes du Levant, lancées en France en 2017.
Aujourd’hui, on estime à environ 60 le nombre de brasseries à saké hors Japon. Ces projets participent à la redéfinition du saké comme boisson mondiale, avec des productions locales qui s’adaptent aux goûts et aux climats.
Et la France dans tout ça ?
La France, réputée pour sa gastronomie et sa culture du vin, s’ouvre de plus en plus à l’univers du saké. C’est d’ailleurs le thème de notre prochain article : l'essor du saké français, entre passion, innovation et savoir-faire nippon.
(1) 16,7 millions d'hectolitres en 1975 contre 5,89 en 2010. Sources : NTA
(2) 1 800 000 kl produits en 1973, 304 574 kl en 2024. Sources NTA
(3) Ce fut effectivement l'un des arguments utilisés par les importantes brasseries à saké pour plaider en faveur d'une baisse des taxes fin XIXe siècle...
(4) Volume export : 16,3 millions de litres en 2014, 31,1 millions en 2024 / Valeur export : 11506 millions de yens en 2014, 43 469 millions en 2024. (sources NTA)
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