Évolution de la consommation française : de la curiosité à l’adoption
La France a longtemps été victime d’un malentendu culturel autour du mot “saké”. Dans de nombreux restaurants dits japonais, souvent tenus par des ressortissants d’Asie du Sud-Est, on a proposé un alcool distillé sous l’appellation “sake”. Une boisson qui n’a pourtant rien à voir avec le véritable saké japonais, issu d’un processus de fermentation du riz. Cette confusion a profondément marqué l’imaginaire des Français, qui ont longtemps associé le mot “saké” à un digestif brûlant, sans lien avec la boisson traditionnelle nipponne.
Il a fallu attendre l’émergence de la pop-culture japonaise et son influence sur les générations nées entre les années 80 et 2000 – merci le Club Dorothée – pour que cette perception évolue. Portés par une fascination croissante pour le Japon, les jeunes Français ont développé un intérêt sincère pour la culture, la gastronomie… et bien sûr, le saké authentique.
Si les causes sont nombreuses, on peut néanmoins souligner quatre dynamiques majeures qui ont accompagné cette évolution :
- L’impact du “Cool Japan” : promue par les institutions japonaises, cette stratégie d’influence culturelle a positionné le saké comme une boisson à la fois traditionnelle et moderne, séduisant un public en quête d’authenticité. Le gouvernement japonais œuvre à la promotion du saké et octroi des subventions aux préfectures pour les événements qui y sont lié.
- L’engouement pour la cuisine japonaise : sa popularité n’a cessé de croître, avec une scène gastronomique qui valorise davantage les produits d’origine, dont le saké.
- L’émergence de nouveaux lieux dédiés et d'événements : bars à saké, événements de dégustation, concours, ateliers d’initiation, salons... le saké sort de l’ombre.
- Une distribution spécialisée plus efficace : des importateurs passionnés ont permis au saké de se faire une place dans les caves, les restaurants gastronomiques et même les rayons de certaines enseignes.
- Une production locale : depuis un peu moins de 10 ans des brasseries à saké émergent en France, un phénomène qui prend de l’ampleur malgré une viabilité qui reste à démontrer.
Résultat : une génération plus curieuse, mieux informée, et un marché en pleine structuration.
Photo : Symbole de l'attrait qu'exerce le Japon auprès des français : Japan Expo, le plus grand salon dédié au Japon, réunit plus de 200 000 visiteurs amateurs du Japon sur 4 jours.
Augmentation des importations : tendances récentes
Les données confirment cette montée en puissance. En 2017, les importations de saké ont bondi de 58 % par rapport à l’année précédente. Un tournant. Puis, en 2021, après une légère stagnation due à la crise sanitaire, les volumes ont explosé de +130 %.
En 2024, la France se positionne comme le 10ᵉ pays importateur mondial de saké en valeur, avec 551 millions de yens importés (3,4 millions d’euros). Elle est le deuxième marché européen, juste derrière le Royaume-Uni, si on considère ces derniers comme faisant parti de l'Europe. En une décennie, la valeur des importations françaises a augmenté de 420 %, faisant de l’Hexagone l’un des marchés les plus dynamiques au monde.
Et encore... Ces chiffres, issus du bureau des taxes japonaises (NTA), ne prend en compte que les sakés exportés du Japon. N'y figure pas les sakés brassés en France, ainsi que ceux produits aux USA, qui exportent en Europe des sakés industriels que nous retrouvons dans nos grandes surfaces.
À notre petite échelle, lorsque nous avons lancé OSAKE en 2012, les experts japonais comme les observateurs de marché que nous avions rencontrés étaient unanimes : la France était considérée comme le pays stratégique pour le développement du saké en Europe. À la fois en retard dans la compréhension du produit et pleine de potentiel. L’histoire leur donne aujourd’hui raison.
Pourquoi le saké séduit-il autant en France ?
L’engouement croissant des Français pour le saké ne tient pas du hasard. Il s’inscrit à la croisée de plusieurs tendances de fond – culturelles, gastronomiques, mais aussi esthétiques – qui font dépasser le saké du cadre “produit exotique” dans lequel il était confiné : il est, peu à peu, en train de devenir un véritable partenaire de table et un objet d’émotion. Nous le constatons de plus en plus : les sommeliers l’utilisent davantage en complément du vin, et nos clients particuliers s’attachent à certaines cuvées, au point d’en devenir des ambassadeurs auprès de leur entourage, un phénomène qui n’était pas visible à nos débuts.
Une boisson qui parle aux amateurs de vin et de spiritueux
La France, pays du vin par excellence, compte une large population d’amateurs éclairés, habitués à déguster, comparer, commenter. Ces palais curieux trouvent dans le saké une nouvelle terre d’exploration sensorielle : un monde parfois totalement différent et parfois étrangement ressemblant. Que l’on parle d’arômes, de textures, d’équilibres, de températures de dégustations… le saké étonne et déroute par sa subtilité. Le saké n’est ni un vin, ni une bière, ni un spiritueux – il est un peu tout cela à la fois, et pourtant radicalement autre.
Par sa richesse aromatique, sa rondeur naturelle, son umami si particulier, il entre en résonance avec les attentes d’un public éduqué au goût. La dégustation d’un junmai daiginjo (=saké aromatique) bien tempéré évoque chez certains un grand blanc de Bourgogne, tandis qu’un koshu (=saké vieilli) parlera aux amateurs de whisky ou de vins oxydatifs. Ce pont entre les cultures séduit : il intrigue, il touche.
Photo : Fukuju junmai ginjo, un saké aromatique qui peut se consommer comme un vin.
Une boisson qui interpelle et déroute
L’un des aspects les plus déroutant du saké réside dans les différences de température de dégustations. Ayant déjà abordé ce terme dans un précédent article, parlons ici d’un second qui est moins souvent mentionné : la fadeur de certains sakés.
En Occident, la fadeur est souvent perçue comme un défaut : un plat “fade” de caractère, de relief. C’est un mot qu’on associe volontiers à l’ennui, à la neutralité, voire à l’absence d’émotion.
Au Japon, au contraire, la fadeur – ou plutôt la subtilité, la discrétion aromatique – est parfois recherchée, valorisée, cultivée. Elle s’inscrit dans une vision du goût où la retenue a plus de noblesse que l’exubérance. C’est la logique du shibui : une beauté sobre, tranquille, qui se révèle lentement.
Dans cette optique, un saké "discret", peu expressif au nez, mais long et profond en bouche, n’est pas ennuyeux. Il est élégant, serein. Il laisse place à l’écoute du plat, au silence entre les gorgées. La fadeur devient alors un espace de résonance – un arrière-plan subtil qui permet aux autres éléments du repas de s’exprimer.
C’est tout un art de la suggestion, de l’invisible, que l’Occident redécouvre peu à peu à travers le saké et d’autres expressions de la culture japonaise.
Températures de dégustations et fadeur ne sont pas les seules particularités des sakés. D'autres profils peuvent également dérouter lors d'une première dégustation : l'absence de tanin, l'amertume en fin de bouche, la finale courte ou la douceur assumée sont autant d'aspects que l'on retrouve dans d'excellents sakés qui ne manquent pas de susciter des interrogations chez les consommateurs occidentaux...
Une incroyable diversité de styles
Contrairement à l’image encore figée que l’on peut avoir en Occident, le saké n’est pas une boisson monolithique. Il existe une myriade de styles, de textures, d’approches, de traditions qui en font un univers extrêmement complexe, peut-être davantage que le vin, ce dernier bénéficiant d’un cadre structuré et restrictif à travers les AOC.
Entre les sakés délicats, floraux, presque cristallins, les profils plus charnus, céréaliers, minéraux ou encore les styles rustiques, lactés, voire volontairement sauvages, chaque dégustation est une découverte. Il y a des sakés d’apéritif, de gastronomie, de méditation… Le spectre est vaste, les émotions variées. Cette richesse parle aux Français.
Une éducation qui change tout
Longtemps, le manque d’information a freiné l’accès au saké. Outre le quiproquo aves les alcools chinois, le saké japonais apparaissait comme une énigme : une bouteille aux étiquettes illisibles, des saveurs atypiques, un service souvent inadapté. Aujourd’hui, les lignes bougent.
Des publications de plus en plus nombreuses
Dans les librairies, le saké se fait encore tout petit mais commence à exister à travers de plus en plus d’ouvrages : "les secrets du saké", notre livre, est un des livres d’initiation parmi les précurseurs, mais il n’est plus le seul et d’autres sont venus complétés l’offre : « Nihonshu, le saké japonais » axé production, « Saké » plus généraliste, « le saké, une exception japonaise » sur l'histoire... mais aussi « le saké de A à Z », "La bible du saké", « le guide du saké en France », « 111 sakés à ne pas manquer », « tendance saké » sont autant d'ouvrages qui méritent le détour, et la liste n'est pas exhaustive… Mentionnons également le fantastique manga « Natsuko no saké », de Akira OZE, édité en France par les éditions Vega.
Photo : Les secrets du saké, une porte d'entrée au monde du saké.
Une offre de formation de plus en plus étoffée
Autre signe de maturité du marché : des formations sérieuses – portées par des passionnés, des professionnels et des institutions – permettent désormais aux sommeliers, cavistes, restaurateurs, mais aussi aux amateurs, d’acquérir les codes du saké. On apprend à lire une étiquette, à comprendre un polissage de riz, à ajuster les températures de service. Et comme souvent, dès que le public comprend mieux ce qu’il boit… il l’apprécie d’autant plus.
Cette montée en compétence généralisée crée un cercle vertueux : plus de connaissance = plus de communication autour du produit = plus de demande et plus d’offre…
Parmi les programmes de formation, citons-ici
- Ultimate Sake Studies (USS) – notre programme, lancé en 2022, propose une approche profondément ancrée dans le terrain et les réalités du saké japonais. Seule formation française validée et soutenue par la Kuramoto Koryukai, l’une des plus anciennes associations de brasseurs traditionnels du Japon, elle offre une immersion poussée dans l’univers du saké : nombreuses dégustations et ateliers pratiques sont accompagnés par un discours original nourri de notre expérience et notre réseau local, quitte à remettre en question certains éléments du récit promotionnel dominant. La formation délivre un certificat officiel reconnu, éligible au CPF et aux OPCO. Bref, la formation qu'il vous faut 😉
Photo : Une session de formation Ultimate Sake Studies, en présence notamment de Tanaka san, brasseur de saké.
- Sake Sommelier Association (SSA) – organisation internationale basée à Londres, SSA propose plusieurs niveaux de formation (Introductory, Certified, Advanced). Les modules sont orientés vers les professionnels de la restauration et du service, avec un accent mis sur la dégustation et l’accord mets/saké.
- WSET Sake – bien connu dans le monde du vin, le Wine & Spirit Education Trust propose également un module “Sake” (niveau 1, 2 et 3 disponibles). La formation est très structurée, académique, et particulièrement adaptée aux professionnels du vin cherchant à s’ouvrir au saké avec des repères familiers.
Le saké sur les grandes tables françaises
Autre moteur de légitimation : la gastronomie. Depuis quelques années, le saké a conquis les sommeliers les plus influents et les chefs les plus exigeants. Il est désormais servi dans des palaces, dans des restaurants étoilés, dans des bistrots pointus. Non pas comme une “curiosité japonaise” ou un clin d’œil décoratif, mais comme un vrai choix d’accord, pensé, réfléchi, souvent bluffant.
Pourquoi ? Parce que le saké possède une versatilité exceptionnelle. Il s’accorde là où le vin peut éprouver des difficultés : sur les asperges, les fromages puissants, les plats très umami ou très iodés. Il épouse les textures crémeuses, les sauces corsées, il ne heurte jamais les plats par l’acidité ou les tanins. Bref : il joue collectif. Et en cuisine française, cette qualité est précieuse.
Lorsque des chefs comme Anne-Sophie Pic ou Yoann Conte mettent le saké à la carte, cela envoie un signal fort. Le saké n’est plus une alternative. C’est un choix d’auteur.
Les acteurs du marché du saké en France
Les importateurs et distributeurs
L’offre s’est nettement diversifiée. Entre pure Player spécialisés, grossistes alimentaires, distributeurs de vin ou de spiritueux, le paysage s’enrichit d’année en année. De petites structures passionnées côtoient désormais des acteurs majeurs, contribuant à démocratiser l'accès au saké.
Parmi les spécialistes, citons-nous 😊 : OSAKE, explorateurs du saké au Japon chaque année depuis 2009, importateurs depuis 2012, formateurs depuis 2013, créateurs d’expériences avec notre Osake tour depuis 2018, et partenaires fondateurs de la brasserie française Les Larmes du Levant. Notre sélection est à notre image : originale, fidèle à nos goûts, exclusive et (super-)qualitative.
Mais fort heureusement, nous ne sommes pas seuls. Citons, parmi quelques-uns de nos collègues spécialistes et pure players : Midorinoshima, Pure Sake is Good, Goen no Wa (qui se lance en 2025 et propose des sakés à couper le souffle), We Want Sake, Sake Loire, Soleil Levin, La Maison du Saké… Une liste non exhaustive, et à l’ordre résolument aléatoire.
Les producteurs de saké en France
Depuis 2017, la production locale émerge. Des passionnés ont relevé le défi de brasser du saké sur le sol français. Leurs profils sont variés, leur approche aussi.
Parmi eux :
- Les Larmes du Levant (Loire) : pionniers du saké français avec une identité forte et des cuvées 100 % junmai. Des sakés de caractère, dont nous sommes partenaires et que nous sommes fiers de distribuer, dont certaines cuvées exclusives.
- Kura de Bourgogne (Rhône) : première brasserie labellisée bio, également fondée en 2017.
- Wakaze (Paris) : branche européenne d’une brasserie japonaise, orientée vers le grand public.
- Azerou (Occitanie) : un projet à taille humaine, utilisant du riz de Camargue et une approche scientifique artisanale.
- Oihana sake, Saké de Bordeaux et Shu sake : des projets en cours, à suivre…
D'autres projets, de taille plus confidentielle ou de producteurs autres qui se diversifient sur le saké existent également : c'est le cas de la brasserie Winterholer à Bordeaux notamment.
Les sommeliers français : ambassadeurs du saké
Le partenariat entre la Japan Sake and Shochu Makers Association (JSS), l’Union de la Sommellerie Française (UDSF) et l’Association de la Sommellerie Internationale (ASI) a permis une meilleure reconnaissance du saké au sein de la sommellerie mondiale. En témoignent les épreuves intégrant le saké dans les concours internationaux.
Chez OSAKE, nous avons vu ce basculement s’opérer de près. En 2012, nos formations s’adressaient essentiellement à un public de curieux. Aujourd’hui, elles sont suivies à 80 % par des professionnels, et notamment par des sommeliers de renom que nous avons eu la chance de former : Fabrice Sommier, Manuel Peyrondet, Romain Iltis, Gaetan Bouvier ou encore Xavier Thuizat, devenu l’un des acteurs de référence sur le saké en France, à la fois MOF et Meilleur Sommelier de France 2024 et parrain du Kura Master.
Le regard que portent les sommeliers sur le saké, leur capacité à le contextualiser, à le servir et à le défendre, est un levier formidable pour sa diffusion en France. Il n’est pour autant pas sans conséquences, en France comme au Japon, mais ceci est un autre sujet.
Les événements autour du saké en France
L'essor du saké en France a été accompagné par l'émergence d'événements spécialisés qui permettent de mieux connaître cette boisson et de rencontrer les acteurs du secteur. Ces événements, à la fois professionnels et grand public, contribuent à diffuser la culture du saké et à renforcer son ancrage en France.
· Le Salon du Saké est l'un des événements les plus notables en France. Organisé annuellement, il rassemble producteurs, importateurs, distributeurs et amateurs autour de dégustations, conférences et ateliers. Cet événement permet de découvrir une large gamme de sakés, d’en apprendre davantage sur les processus de fabrication et d'interagir directement avec des experts de l'industrie.
· Kura Master est un autre événement majeur qui met en lumière les sakés. Ce concours, fondé en 2014, est le plus important de France dédié au saké. Il réunit des jurés internationaux, dont des sommeliers et des chefs de renom, pour évaluer et récompenser les meilleurs sakés. Ce concours est une occasion importante pour les producteurs de saké de se faire connaître et de renforcer leur présence sur le marché français.
Ces événements contribuent à la promotion du saké en France en permettant une meilleure visibilité et une meilleure compréhension de cette boisson complexe. Ils offrent aussi des opportunités de collaboration entre professionnels et favorisent l’éducation des consommateurs.
Outre ces nombreux acteurs, la France compte une communauté de passionnés, de curieux et d’amateurs de saké qui, à leur échelle, participent activement à la promotion et à la diffusion de cette boisson unique sur le territoire. Les projets autour du saké se multiplient à travers le pays. Cela témoigne d’un marché non seulement vivant et dynamique, mais aussi en pleine évolution. L’intérêt croissant pour cette boisson, sa diversité et sa richesse culturelle ouvrent la voie à un avenir prometteur pour le saké en France, un produit qui, loin d’être une mode passagère, semble s’ancrer durablement dans le paysage gastronomique français.
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